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Sérendipité.

Comment distinguer la foule et le public ?

Robert E. Park, La foule et le public, 2007.

Image1Cet ouvrage nous plonge directement dans les sources de l’univers théorique de l’école de Chicago. Par là, il convient d’entendre deux choses : d’une part, que son contenu a eu un impact certain sur les travaux de cette école ; d’autre part, que son auteur, armé de son texte, deviendra membre de cette école, dans les années 1930. Quant à son contenu, il est resté célèbre, chez les sociologues, dans la mesure où il permet de procéder à la distinction entre les concepts de « foule » et de « public », le premier désignant une entité mouvante dans laquelle les individus fusionnent les uns avec les autres, et le second une collectivité sociale d’interaction. Quant à l’optique de l’ouvrage, elle a effectivement orienté nombre de recherches de cette école de Chicago, notamment celles qui ont eu trait aux transformations des individus inclus dans les contextes de groupes, les uns portés plutôt à une « certaine dépendance mutuelle des individus » (la foule), les autres concentrés plutôt sur les « prises de position des individus [qui] se heurtent les unes aux autres et s’éclairent mutuellement » (le public).

Rappelons que l’ouvrage de Robert Ezra Park (1864-1944), dont il est question ici, The Crowd and the Public, publié en 1904, est issu de sa thèse de doctorat, soutenue en 1903. [1] Curieusement, au vu de nos mœurs éditoriales, il associe à son ouvrage une biographie rédigée en première personne : « Je suis né à Harveyville,… » ― une courte biographie qui n’appartenait d’ailleurs pas à la thèse. Et non moins curieusement, au vu des codes de politesse actuels, il parle de ses professeurs en termes de « Monsieur le professeur… », citant au passage John Dewey comme l’un de ses maîtres. Dans cette biographie, on apprend qu’il fut donc l’un des fondateurs de l’école de Chicago, quoique son métier fût le journalisme. Étudiant à Harvard, il fit ensuite ses études en Allemagne. Dans ce pays, il suit les cours de Georg Simmel, et commence à travailler sur la foule, dont il affirme déjà qu’elle « n’est ni une meute, ni une masse, mais un ensemble organisé, une volonté qui est chargée de défendre la nouvelle nation », songeant alors à la situation de l’Allemagne.

Selon une première optique de l’auteur, cet ouvrage, La Foule et le public, se voulait une réflexion portant sur le journalisme et la communication. Les premiers brouillons suivent cet axe. Mais, très rapidement, et le résultat est là pour nous le prouver, le texte dérive vers une analyse notionnelle de la foule et du public, ancrée dans un examen serré des ouvrages de référence sur ce sujet à l’époque (Scipio Sighele, Gustave Le Bon, Georg Simmel,…). L’auteur repère, chez les uns et les autres, les concepts qu’il souhaite utiliser au cours de son étude, et en dessine les contours. Il met au jour leur histoire, ainsi que leur développement. Ainsi voit-on cette sociologie de la foule et du public se constituer simultanément, dans la mesure où l’auteur ne se focalise plus sur l’homo economicus, jusqu’alors placé au centre de la réflexion.

Ce déplacement nous vaut une bonne remarque de sa part : le mot « foule » est peu précis, on en trouve de nombreux usages différents et divergents. De surcroît, le terme est souvent confondu avec d’autres : masses, peuple, sectes, rassemblement populaire, populace,… (c’est la liste de Park). Bref, il s’agit d’un vocabulaire non réglé, d’usages flottants dont le seul trait commun est d’affirmer qu’il existe des situations de présence d’individus dans un même lieu, des rassemblements de population, qui produisent des effets spéciaux sur les sociétés ou sur les pouvoirs. Moyennant quoi, avec de tels usages inconstants, on n’apprend vraiment rien sur ces « êtres collectifs » qui, en aucun cas, ne peuvent consister en une simple somme d’individus ou un agrégat. Voilà l’amorce de la recherche précisée : demandons-nous au moins si l’unité qui fait la foule, voire le public, est uniquement spatiale ou le résultat d’interactions internes.

Revenons sur ces termes du problème. Park n’a pas tort de relever ce point. Si la sociologie doit être une « science explicative », elle ne peut se contenter de laisser croire que la foule existe dès lors que des individus sont seulement rassemblés ensemble dans un même lieu. Y a-t-il foule parce que les individus se contaminent mutuellement ? Est-ce que la foule est un être déterminé par les rapports nécessaires de ses parties constitutives ? Il est clair que l’analyse des émotions collectives, des fureurs de foules, des rages destructrices de foules en colère, ou des actions héroïques de foules célèbres interdit de se contenter de propos aussi vagues. Ajoutons, en marge de ce texte et pour le contextualiser sommairement, que la question de la foule taraude largement les intellectuels de l’époque, bien au-delà de ceux que nous allons citer ci-dessous, dès lors qu’un amalgame a pu se constituer entre révolution, foules et métropoles,… (de Charles Baudelaire à Fritz Lang, sans doute, mais en passant aussi par Sigmund Freud et bien d’autres).

Park affirme alors que le premier auteur à avoir essayé de définir la foule est le criminologue italien Scipio Sighele. Ce chercheur souligne que, vue de l’extérieur, la foule apparaît comme une masse inorganisée, formée d’éléments hétérogènes. Mais, en réalité, explique-t-il, dans la foule, les qualités intellectuelles des individus s’annulent les unes par rapport aux autres, et les mouvements affectifs augmentent. Dès lors la foule peut se laisser aller à des débordements de cruauté incontrôlée. Pourquoi ? Parce que « des individus, qui en des circonstances normales ne se révoltent pas contre les limitations imposées par la coutume et par la loi, perdent leur équilibre moral habituel et leur contrôle de soi sous l’influence de l’excitation de la foule, et ne se comportent plus alors comme des êtres humains, mais comme des bêtes sauvages déchaînées ». Il est clair, à cet égard, que la foule ne correspond donc pas à la simple somme de ses parties.

Puis Park se penche sur le cas de Gustave Le Bon, Psychologie des foules. De ce dernier, il retient à nouveau ce trait : la foule ne correspond pas à un simple agrégat. Elle représente un être collectif dont l’unité consiste en une certaine dépendance mutuelle des individus dont elle se compose. De là son invention du concept « d’âme collective » : « Une grande quantité d’hommes ne peut alors être une foule au sens sociologique du terme que lorsque les consciences des composants individuels ont tellement fusionné les unes avec les autres que l’on peut penser que la résultante est devenue un nouvel être, une conscience collective ». Park synthétise alors les énoncés principaux de Le Bon. Les caractéristiques de la foule seraient donc les suivantes :

  • L’augmentation de l’irascibilité, de la violence, de la versatilité des sentiments ;

  • La suggestibilité décuplée et la crédulité ;

  • L’outrance et la partialité des opinions ;

  • L’intolérance et l’arbitraire ;

  • La dépersonnalisation.

Autant dire que la foule se définit surtout par l’influence mutuelle des sentiments qui s’imposent ensuite à chacun de ses membres. Au point que, précise Park au nom de Le Bon, le comportement de la foule est voisin de celui de l’hypnose (en quoi le trait pertinent de la foule résiderait dans les suggestions que les êtres humains exercent les uns sur les autres). Ce qui ne va pas, chez Le Bon, sans évocation de la frénésie des foules, ou de quelques souvenirs de la Révolution française, tels que rapportés par les historiens de l’époque (Jules Michelet, notamment).

Cela étant, Park ne cherche pas à suivre complètement la thèse de Le Bon, qui, à ses yeux, se contente d’expliquer les phénomènes en les rapportant à des sources psychologiques. Il souhaite changer de terrain de recherche, du moins se faire plus sociologue. Si la sociologie constitue vraiment une science explicative, elle doit pouvoir analyser son objet en ses différentes parties, pour expliquer notamment le tout à partir des relations entre ces éléments, c’est-à-dire énoncer sous forme de lois les phénomènes qui concernent sa genèse, son comportement habituel et sa disparition.

Dans ce dessein, il s’appuie paradoxalement sur la théorie de l’imitation qu’il découvre chez Gabriel Tarde. Cette théorie permet d’expliquer que la foule est structurée par une propension à la suggestion (semi-consciente ou réflexe). Tarde, de son côté, dans son ouvrage L’opinion et la foule, appuie d’ailleurs son concept d’imitation sur celui de sympathie, tel qu’il est établi par le philosophe David Hume, puis raffiné par l’économiste et philosophe Adam Smith. Cette théorie de la sympathie passe chez Tarde pour une véritable explication sociologique. Sachant que la sympathie contribue à définir une résonance en soi du sentiment de l’autre, l’homme de la sympathie se met dans la situation de l’autre, et en reproduit les sentiments. Et au nom près, la théorie de l’imitation ne signifie rien de plus que la théorie de la reproduction, d’un homme à un autre, d’un mouvement volontaire ou d’une façon d’agir (sympathie). L’imitation se donne pour un transfert d’un sentiment ou d’une idée d’un être humain à un autre.

Fort de sa lecture de Tarde et de l’appui qu’il prend sur lui (même si Park reproche à Tarde de lier l’imitation à une métaphysique de la répétition universelle), il déplace alors la conception habituelle à l’époque de la foule. Il part de la théorie de l’imitation de Tarde mais la fait déboucher sur une théorie de l’attention. Plutôt que de s’enfermer dans l’analyse de l’imitation, il montre que la foule est le résultat d’un processus sociologique particulier, qui a les caractéristiques générales d’un processus d’attention : dans la foule, chacun se tourne vers un même objet en inhibant ses impulsions. Exemple type : une foule qui stationne dans une rue afin de voir un défilé. La foule n’est pas la simple somme de processus psychologiques individuels. La suggestion directe, imitative, agit moins que les interactions : « Nous concevons maintenant l’attention sociale comme un processus dans lequel le groupe exerce une influence sur lui-même ». La foule est basculée vers la suspension du cours habituel de la vie normale et la fermentation de l’attention.

Aussi peut-il conclure : « Il est maintenant clair que lorsqu’on voit le développement de la foule, il existe un processus au sein duquel des individus fusionnent de façon involontaire en une unité, et sans que cela soit de quelque façon préconçu ». L’unité de la foule se manifeste dans le fait que les membres du groupe sont soumis à un mouvement d’ensemble causé par leur interaction. Tous les stimuli individuels sont inhibés. C’est le collectif qui domine.

Armé de ce premier élément théorique, Park peut s’intéresser ensuite à la différenciation entre foule et public, reprenant cette notion de « public » à la théorie politique démocratique : le public, l’espace public et l’opinion publique y sont centraux. On doit admettre, affirme-t-il, que ce que l’on appelle « public », de façon habituelle dans le contexte politique, est une forme de groupe qui, en grande partie, est au même niveau de conscience de soi que la foule. Cela étant, il est caractéristique du public que son comportement est le résultat d’un ensemble de discussions au sein desquelles les individus prennent des positions opposées (ce qui ne s’accomplit nullement au sein d’une foule). Dès lors, il est caractéristique de la constitution du public que les points de vue objectifs et subjectifs, à partir desquels on peut considérer le monde, ont tendance à se séparer. Le processus qui se déroule au sein du public consiste en ce que les différentes prises de position des individus se heurtent les unes aux autres, et s’éclairent mutuellement.

En somme, foule et public diffèrent. Le public manifeste des processus d’interaction et d’opposition dans lesquels les « individus sont insérés dans des rapports réciproques ». Le public cherche à déterminer son action par la discussion et la consultation. Il se constitue même souvent en opinion publique [2], faisant alors jouer les rapports du tout et de la partie de manière subtile : « L’opinion publique, justement parce qu’il faut la considérer comme un comportement critique de l’individu, va s’exprimer de façon différente chez chaque individu ».

Si « le public est doué d’esprit critique », si « dans le public, les opinions sont divisées » et si « quand l’esprit critique disparaît du public, il se disperse ou bien se transforme en une foule », la foule se plie par contre à une influence sans manifester de critique. Le public, lui, est guidé par la prudence et la réflexion rationnelle. Et par conséquent : « Nous pouvons maintenant différencier foule et public par le fait que dans la première ce sont les instincts qui dominent, alors que, dans le second, la raison devient une valeur ».

Pour conclure ce compte-rendu d’un ouvrage dont il nous semble qu’il est indispensable de le lire aussi bien du point de vue d’une histoire des conceptions de la foule que du point de vue d’une théorie contemporaine du public, indiquons que Park retrouve une certaine actualité dans le dernier ouvrage de Daniel Cefaï, dont nous avons rendu compte ici même : Pourquoi se mobilise-t-on ? Nous avions d’ailleurs indiqué à l’époque de la publication de cet autre compte-rendu que l’auteur avait pour objectif explicite de « réhabiliter l’héritage de l’école de Chicago ». Pour ce faire, l’auteur partait des tout premiers travaux dressant ainsi une historiographie de la notion de foule à celle de masse. S’appuyant notamment sur les travaux de Park qui étudient les logiques des interactions individuelles, intégrant à ces outils des modèles explicatifs empruntés à la psychologie sociale et à la psychanalyse, l’auteur appelait à ne pas oublier les apports de l’École de Chicago tels que la dimension affective et culturelle des engagements collectifs.

Robert E. Park, La foule et le public, Coll. Situations et critiques, Lyon, Parangon/Vs, 2007 (traduction de The Crowd and the Public, thèse de doctorat parue en 1904).

Résumé

Cet ouvrage nous plonge directement dans les sources de l’univers théorique de l’école de Chicago. Par là, il convient d’entendre deux choses : d’une part, que son contenu a eu un impact certain sur les travaux de cette école ; d’autre part, que son auteur, armé de son texte, deviendra membre de cette école, dans ...

Bibliographie

Daniel Cefaï, Pourquoi se mobilise-t-on ? Paris, La Découverte, Coll. Recherches, 2007.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Puf, [1821] 2000.

Gustave Le Bon, Psychologie des foules, 1895, Paris, Puf, 2000.

Robert E. Park, The Crowd and the Public and Other Essays, Chicago, University of Chicago Press, 1972.

Gabriel Tarde, L’opinion et la foule, Paris, PUF, [1901] 1989.

Notes

[1] En américain, The Crowd and the Public and Other Essays, Chicago, University of Chicago Press, 1972.

[2] Park cite GWF Hegel et sa théorie de l’opinion publique, puisée dans les Principes de la philosophie du droit, Paris, Puf, [1821] 2000.

Auteurs

Christian Ruby

Philosophe, enseignant (Paris). Ses derniers ouvrages publiés sont : Devenir Contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art, Paris, Éditions Le Félin, 2007 et L’Âge du public et du spectateur, essai sur les dispositions esthétiques du public moderne, Paris, La Lettre volée, 2007.

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